Retour aux articles

Comment obtenir des tribunaux américains la production forcée de preuves (discovery) au profit d'un litige français ?

Affaires - Sociétés et groupements
05/03/2020
Aux États-Unis, une partie à une action en justice peut être contrainte de produire des éléments de preuve qui lui sont défavorables. Ce que l’on sait moins, c’est que cette procédure de discovery peut aussi être utilisée en soutien à une action en justice en dehors des États-Unis (28 U.S.C. § 1782). Les explications de Benoît Quarmby et Rémy Gerbay, associés au sein du cabinet d’avocats MoloLamken LLP.
La procédure dite de Discovery, permet en effet au demandeur à une action en justice d’obtenir du juge américain la production forcée de documents et d’informations détenus par le défendeur à l’action. La Discovery est la pierre angulaire de tout procès civil aux États-Unis.
 
Mais – point relativement méconnu – cette procédure de Discovery peut aussi être utilisée en soutien à une action en justice en dehors des États-Unis. Le mécanisme permettant d’utiliser la procédure américaine de Discovery en soutien à un procès étranger est visé à l’article 1782 du « U.S. Code » (qui codifie en partie le droit fédéral américain).
 
La procédure de l’article 1782 offre à toute partie à une action en justice portée devant un tribunal non-américain (ci-après « une procédure étrangère ») la possibilité d'obtenir, du juge américain, la production forcée d’éléments de preuve détenus par toute partie se trouvant sur le territoire américain, à condition que les éléments de preuve en question soient destinés à être utilisés pour les besoins de la procédure étrangère.
 
L’extrait pertinent de l’article 1782 dispose en effet que : « Le tribunal (…) du district dans lequel une personne réside ou se trouve peut lui ordonner de témoigner ou de faire une déclaration ou de produire un document ou autre chose à utiliser dans une procédure devant un tribunal étranger ou international (…). La requête peut être effectuée (…) par toute personne ayant intérêt à agir » (28 U.S.C. § 1782).
 
Utilisé correctement, ce mécanisme offre un atout majeur à toute partie engagée dans une procédure étrangère, et opposée à une partie ayant une présence physique sur le sol américain. Ce mécanisme, rarement exploité auparavant, est en passe de devenir un aspect incontournable de la pratique du contentieux international des affaires.
 
L’article 1782, la clé ouvrant la porte de la discovery à l’américaine
Contexte et intention législative.– Même au sein de la common law, le droit américain se distingue par l'étendue de son « pre-trial discovery », à savoir les demandes de production forcée de documents et informations octroyées en amont d’un procès. Les pays de tradition civiliste, où le juge joue un rôle plus prépondérant dans l’administration de la preuve (et, plus généralement, dans la recherche de la ʺvérité judiciaireʺ), ne s'appuient généralement pas sur ce type d’outil.
 
Le droit à la Discovery est considéré comme fondamental dans les litiges américains. Il est protégé à la fois par le droit fédéral et le droit des différents états des États-Unis. Dans la culture juridique anglo-saxonne, il appartient principalement aux parties (et non pas au juge) d’établir la vérité judiciaire, en confrontant leurs preuves respectives. De cette conception de l’administration de la preuve et du rôle des parties et du juge, découle une conviction que la justice (mais aussi l’efficacité judiciaire) requière que les parties aient accès, avant le procès, à tous les éléments de preuve pertinents. Et ce, même si nombre de ces éléments de preuve ne seront, in fine, pas versés au dossier par les parties.
 
La popularité croissante de l’article 1782 est facile à comprendre. En théorie, une partie cherchant à obtenir la production d’éléments de preuve aux États-Unis dispose de trois options principales : (i) les commissions rogatoires, (ii) la Convention de La Haye sur l'obtention des preuves à l'étranger en matière civile ou commerciale, et (iii) l’article 1782. Mais le mécanisme de l’article 1782 représente quasiment systématiquement le mécanisme le plus efficace. Et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, l’article 1782 n'exige pas que la partie requérante obtienne l'autorisation du tribunal étranger avant de présenter une demande de Discovery. Deuxièmement, l’article 1782 permet à la partie requérante de soumettre sa requête de Discovery avant même que la procédure étrangère n’ait été commencée, ce qui n'est pas le cas pour les commissions rogatoires ou la Convention de La Haye. Troisièmement, la Convention de La Haye ne s'applique qu'aux signataires de ce traité, tandis que l’article 1782 s'applique aux justiciables du monde entier.
 
Conditions d’application.– L'applicabilité de l’article 1782 est régie par une analyse en deux étapes. Premièrement, le juge américain doit déterminer s'il dispose du pouvoir d'accorder une requête de Discovery en vertu de la législation applicable (ci-après, « l’analyse législative »). Le cas échéant, il doit ensuite déterminer, à sa discrétion, s’il convient d’exercer ce pouvoir dans le cas d’espèce (ci-après, « l’analyse discrétionnaire »).
 
Cette analyse en deux temps, qui distingue « pouvoir au titre de la loi » et « pouvoir discrétionnaire », peut paraitre insolite aux yeux d’avocats et juristes de tradition civiliste, mais elle se rencontre relativement fréquemment en droit américain. Elle présente l’avantage de conférer au juge une marge de manœuvre lui permettant d’éviter une application trop mécanique du droit.
 
Analyse législative
Pour les besoins de l’analyse dite « législative », le juge américain doit confirmer que la requête satisfait trois critères :
  • D’abord, la requête doit viser une personne ou entité qui réside ou se trouve dans le district où siège le juge ;
  • Ensuite, les éléments de preuves concernés doivent être destinés à être utilisés pour les besoins d’une procédure étrangère, c’est-à-dire, une action en justice portée devant un tribunal étranger ou international ;
  • Enfin, la partie requérante doit être une personne ayant un intérêt à agir.
 
Une brève analyse de chacun de ces critères est utile.
 
Résidence/lieu. Les critères qui permettent de déterminer si une personne ou entité « se trouve » ou « réside » dans un district particulier varient d'un État à l'autre, et ne sont pas définis par la loi. De manière générale, un individu peut « résider » dans un certain district même s'il n'est pas physiquement présent dans ce district au moment de la requête. Par contre, un individu ne peut « se trouver » dans un district que s’il est physiquement présent dans ce district.
 
L'interprétation de ce premier critère dans le cas d’entités juridiques (par exemple, des sociétés ou des partnerships) a conduit à des résultats contradictoires. À New York, la partie requérante doit démontrer qu'une société est basée à New York, c'est-à-dire qu'elle y est incorporée ou y maintient le centre principal de ses activités (In re Del Valle Ruiz, 342 F. Supp. 3d 448, 454, 456 (S.D.N.Y. 2018) ; Austl. & N.Z. Banking Grp. Ltd. v. APR Energy Holding Ltd., No. 17 Misc. 216 (VEC), 2017 WL 3841874, at *3, 4 (S.D.N.Y. Sept. 1, 2017)). D'autres juridictions ont tendance à se concentrer sur d'autres facteurs, tels l’exercice d’une activité commerciale continue et systématique dans le district (Super Vitaminas, S.A., 2017 WL 5571037, at *2-3 (N.D. Cal. Nov. 20, 2017); In re Application of Inversiones y Gasolinera Petroleos Valenzuela, S. de R.L., 2011 WL 181311, at *1 (S.D. Fla. Jan. 19, 2011)). Par exemple, un « partnership », sera souvent considéré comme « se trouvant » là où il conduit des affaires de manière systématique et continue (In re Republic of Kazakhstan for an Order Directing Discovery from Clyde & Co. LLP Pursuant to 28 U.S.C. § 1782, 110 F. Supp. 3d 512, 515 (S.D.N.Y. 2015)).
 
Soutien à une procédure étrangère. Le mécanisme de l’article 1782 n’est disponible qu’en soutien à une action en justice ayant lieu à l’étranger. Ceci étant dit, de nombreux tribunaux jugent que cette condition est remplie à partir du moment où les éléments de preuve recherchés peuvent « avoir une certaine incidence » sur une action en justice à l’étranger. Et le juge américain n’examinera normalement pas si les éléments de preuve en question sont admissibles au regard du droit régissant la procédure étrangère, ou même s’ils seront réellement utiles pour les besoins de la procédure étrangère.
 
Si l’article 1782 est expressément conçu pour faciliter les actions en justice portées devant un tribunal étranger, il n'est pas nécessaire qu’une telle procédure soit en cours au moment de la requête ou imminente. Il suffit qu'à la date la requête, il soit « raisonnable d’anticiper » la possibilité d’une telle procédure. En revanche, le juge américain à tendance à rejeter les requêtes concernant des litiges purement hypothétiques. Il est donc nécessaire que le demandeur ait « plus qu'une simple intention subjective » d’engager une action en justice – il doit y avoir certaines preuves qu’une éventuelle action est à l’ordre du jour.
 
Pour ces besoins, dans certains districts, les tribunaux exigent une déclaration sous serment de la partie requérante (et/ou de son conseil étranger) confirmant son intention d'initier à terme une action en justice. D'autres tribunaux ont exigé de la partie requérante qu'elle soit en mesure d’articuler une théorie juridique sur la base de laquelle elle entend exercer ses droits dans la procédure étrangère.
 
Tribunal étranger ou international. L’article 1782 requiert que la procédure étrangère ait lieu devant un tribunal étranger ou international. En anglais les termes utilisés sont : « a proceeding in a foreign or international tribunal ».
 
La notion de « tribunal étranger ou international » est interprétée de façon expansive. Elle couvre évidemment toute procédure judiciaire entre deux justiciables privés portée devant un tribunal civil (tribunal d’instance ou de commerce), mais aussi les procédures collectives, les procédures de reconnaissance et d'exécution de jugement ou de sentence arbitrale, les procédures devant les régulateurs (par ex. concurrence, marchés financiers, énergie, propriété intellectuelle, etc.), ainsi que les actions au pénal.
 
La portée de la loi à cet égard n'est cependant pas illimitée. Par exemple, la jurisprudence est divisée quant à la question de savoir si l’article 1782 s'étend aux procédures arbitrales internationales (arbitrages institutionnels ou ad hoc). Certains tribunaux jugent que ces procédures arbitrales ne constituent pas un tribunal étranger (au sens de l’article 1782 ; Nat’l Broad.Co. v. Bear Stearns & Co., 165 F.3d 184, 185 (2d Cir. 1999) ; Republic of Kazakhstan v. Biedermann Int’l, 168 F.3d 880, 883 (5th Cir. 1999)). À l’inverse, d’autres tribunaux ont jugé que tel était le cas (Abdul Latif Jameel Transp. Co. Ltd. v. Fedex Corp., No. 19-5315, 2019 WL 4509287 (6th Cir. Sept. 19, 2019); In re Roz Trading Ltd., 469 F. Supp. 2d 1221, 1226 (N.D. Ga. 2006) ; In re Children’s investment Fund Foundation (UK), 2019 WL 400626 (S.D.N.Y. 2019) ; In re Kleimar N.V., 220 F. Supp.3d 517 (S.D.N.Y. 2016)).
 
Personne ayant un intérêt à agir. La procédure de l’article 1782 n'est ouverte qu'aux « personnes ayant un intérêt à agir ». Une personne ayant un intérêt à agir est généralement une partie à la procédure étrangère (qu’elle soit demanderesse ou défenderesse). Mais la qualité de partie n’est pas strictement nécessaire. Notamment, il n'est pas nécessaire que la procédure étrangère ait été formellement ouverte pour qu'une personne ait « un intérêt à agir ». Une personne qui n'est pas partie à la procédure étrangère peut néanmoins avoir accès au mécanisme de l’article 1782 si cette personne est/était en droit de d’intervenir dans la procédure étrangère.   
 
Il faut aussi garder à l'esprit que si les États et entités étatiques étrangères peuvent être considérés comme des parties ayant un intérêt à agir au sens de l’article 1782, ils ne peuvent par contre pas être la cible de procédures au titre de l’article 1782 car ils ne constituent pas des « personnes » pour les besoins de cette législation.
 
Analyse discrétionnaire
Une fois que le tribunal s'est assuré qu'il dispose du pouvoir d'accorder une requête en vertu de l'article 1782, il doit décider s’il convient d’accorder cette requête eu égard aux circonstances de l’espèce. Pour ce faire, les tribunaux prennent en compte divers facteurs.
 
Parmi les facteurs négatifs, on compte les suivants :
  • les éléments de preuve faisant l’objet de la requête sont « à la portée » du tribunal étranger et pourraient donc être obtenus dans le cadre de la procédure étrangère sans recours à l’article 1782 ;
  • la requête masque en réalité une tentative de contournement des restrictions du droit de la preuve applicable dans la procédure étrangère (ce qui peut être le case si la partie visée par la requête est aussi partie à la procédure étrangère) ;
  • la mise en œuvre de la requête créerait pour la partie visée une charge disproportionnée (la requête étant indûment contraignante au regard des Règles fédérales de procédure civile) ;
  • il existe un risque que le tribunal étranger refuse d’admettre des preuves obtenues grâce au mécanisme de l’article 1782.
 
 
Il ne s'agit pas d'une liste exhaustive de tous les facteurs qu’un tribunal peut prendre en considération ; aucun facteur ne pèse plus que l'autre, et aucun ne fait obstacle catégoriquement à l’octroi de la requête.
Quant aux types de documents et leur relation avec la procédure étrangère, en règle générale, tous documents pouvant présenter une certaine « pertinence » pour le litige, peuvent faire l’objet d’une ordonnance de Discovery.
 
La procédure de demande de « discovery » en vertu de l’article 1782
Lancement de la procédure.– Une requête en vertu de l’article 1782 peut être présentée de trois manières :
  • elle peut provenir du tribunal étranger lui-même ;
  • elle peut être présentée par une partie à une action en justice étrangère à travers une commission rogatoire ;
  • ou (iii) dans la plupart des cas, elle est faite directement au tribunal de district américain par une partie intéressée.
 
La requête doit être présentée au tribunal de district dans le district où réside ou se trouve la partie détenant les éléments de preuve visés. À titre d'exemple, une partie sollicitant la production d’éléments de preuve appartenant à une personne résidant à Manhattan devra soumettre sa requête auprès du tribunal fédéral du Southern District of New York.
 
La requête initiale peut être faite ex parte. Il s’agit de la façon dont la plupart des procédures de Discovery sous l’article 1782 sont initiées.
 
En l’absence d’irrégularité, le tribunal de district octroiera la requête ex parte et permettra son assignation à la partie visée (sous la forme d’une « subpoena »). Cette décision de la Cour n'est pas définitive – la partie visée, ou la partie contre laquelle les éléments de preuve obtenus vont vraisemblablement être utilisés,  peut s'y opposer formellement une fois qu’elle en a pris connaissance.
 
Plus précisément, une fois qu’une telle partie a reçu l'assignation (« subpoena »), celle-ci peut demander l'annulation soit de l'ordonnance ex parte, soit de l'assignation elle-même. La partie requérante disposera alors d'une semaine pour répondre. La Cour peut alors soit statuer sur papier, soit tenir une courte audience. La décision de la Cour peut ensuite faire l’objet d’un appel devant une cour d’appel fédérale. L’appel est rarement suspensif.
 
En cas d’objection par la partie visée, les procédures au titre de l'article 1782 durent en moyenne de 3 à 12 mois. Un certain nombre de facteurs peuvent avoir un impact sur la durée totale de procédure. Parmi ces facteurs on compte les suivants :
  • si la requête est contestée ou non ;
  • si la partie visée interjette appel de l'ordonnance du tribunal de district ;
  • et bien sûr, le calendrier du juge et sa charge de travail.
 
Obtention de la Discovery.– La portée de la Discovery disponible en vertu de l’article 1782 est largement déterminée par les règles fédérales de procédure civile.
 
Les règles fédérales de procédure civile (« FRCP ») permettent une Discovery large. En vertu de l’article 26(b)(1) du FRCP, « (les) parties peuvent obtenir des informations sur toute question non couverte par le secret professionnel (« legal privilege ») qui est pertinente pour la requête ou la défense d'une partie ». Il suffit que la Discovery soit pertinente et que son fardeau soit proportionnel aux enjeux de l'affaire.
 
Bien que la portée de la Discovery disponible puisse être large, elle n'est pas sans limites. La Discovery disponible en vertu de l’article 1782 se limite généralement à l’obtention de documents et de « dépositions » – des témoignages de vive voix sous serment. Par contre, les demandes visant à ce que la défenderesse reconnaisse certains faits (« requests for admissions »), ou les interrogatoires écrits (« interrogatories »), qui sont tous les deux courants dans les litiges américains, sont exclus du champ de l’article 1782.
 
Certains types de documents sont également exclus. Par exemple, le « Stored Communications Act » protège les fournisseurs de messagerie (Outlook, Gmail etc.) contre l’obligation de révéler le contenu de courriels de leurs utilisateurs, y compris lorsqu’une demande leur est faite au titre de l’article 1782. Ces fournisseurs peuvent néanmoins être forcés à communiquer les « metadata » relatives à ces courriels (y compris adresses IP, géolocalisation etc.).
 
En somme, lorsqu’il est disponible, le mécanisme de l’article 1782 offre aux parties engagées dans une action en justice en France ou ailleurs une arme puissante et relativement bon marché, capable – dans certains cas – de déterminer l’issue même d’un procès. Ce mécanisme, longtemps resté inusité, est en passe de devenir un élément incontournable du contentieux international des affaires.
Source : Actualités du droit